La fille s’accorde, boit une gorgée d’eau et pose ses avant-bras sur la caisse en bois, balayant l’assemblée des yeux, comme si elle attendait le silence. Elle joue un premier morceau, et chante d’une voix très douce, relativement grave, soyeuse. Plutôt des notes que des accords, ce qui donne à l’ensemble des échos de harpe, plutôt que de gratouillis d’adolescents. Nous passons trois minutes à l’écouter, sans dire un mot. Puis nous applaudissons sincèrement. Je reconnais le deuxième morceau en moins de trois secondes. C’est l’arpège que j’ai dans la tête depuis vingt ans, sans être jamais parvenu à l’identifier. Je l’ai tellement chantonné que je le reconnaîtrais à un kilomètre, sifflé par un oiseau. Cet arpège magnétique qu’un voisin de mes grands-parents avait joué, un soir, après que j’étais monté sur la plaque en fonte de la terrasse. La boucle obsédante. Les doigts de la guitariste me captivent. Mon ventre passe par des troubles amoureux. La fille a dû remarquer mon état parce qu’elle évite mon regard, qui doit être trop insistant.
Je ne parviens pas à comprendre les paroles. Les mots sont en anglais mais trop rares, ou trop mal articulés, pour que j’en saisisse le sens complet. Are… you coming (ou going ?), j’arrive à attraper quelques bribes. À la fin du morceau, je reprends vie. Je peux bouger les doigts et engloutir une superbe gorgée de mon demi, qui démoussait depuis quatre minutes. Je frappe des mains à m’en faire mal. C’est quoi cette chanson, je demande à Annick, qui a perçu mon trouble et fouille sa mémoire avec vigueur. Je la vois presque se promenant dans son crâne, soulevant des caisses, lisant une étiquette, léchant le bout de son doigt pour feuilleter un dossier. Est-ce que c’est Neil Y… Non. Ça doit être Simon & Garfunkel mais j’ai un doute, attends. Elle tape sur son clavier et tourne l’écran vers moi : Scarborough Fair, voilà. À partir de cette révélation, je dois avouer que je n’ai qu’une hâte : rentrer chez moi écouter le morceau cent fois de suite.
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