Et j’arborai, ivre de bonheur, à douze ans, un sac de dame jaune vif, comme jamais personne n’en avait vu promener dans cette ville. Ce fut du temps où je découvris que l’amour pouvait vous faire cesser de regretter d’être née, où j’écrivis plusieurs poèmes par jour, me mis à peindre, à faire de la musique et même des chorégraphies (tout en restant incapable de danser), sans compter les pièces de théâtre, les scénarios, les happenings — bref, tout le foisonnement protéiforme que l’élan d’énergie vitale (de la Volonté, dirait Schopenhauer) peut produire chez les prédisposés. Et le sac jaune accompagnait tout cela, avec sa suave, béate et provocante couleur d’objet ambulant non-identifié, radicalement inassimilable à l’étouffante grisaille alentour.
J’allai jusqu’à le porter à la campagne, dans le trou le plus perdu qui se puisse concevoir, un village dont le nom signifiait à peu près « Chez-les- Sauvages », où il provoqua curieusement moins d’ahurissement que dans la capitale, peut-être parce que j’y paraissais tout entière exotique à un degré si poussé qu’un sac jaune de plus ou de moins, ça revenait au même, ou ça devait faire logiquement partie du plumage d’une telle bête.
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