Objets perdus | Denitza Bantcheva

DENITZA BANTCHEVA
Objets perdus
144 pages / 16 € / Format : 13 x 20 cm / ISBN 979-10-95434-52-8
FRANCE
Paru le 23 avril 2024 
< Le livre >
Que transmet-on en héritage ? Souvent, un certain nombre d’objets plus ou moins précieux quand ils ne sont pas purement utilitaires. Mais il arrive aussi que rien ne subsiste de ce qui comptait pour les absents, sauf dans la mémoire de celles et ceux qui restent. C’est le cas de ces Objets perdus, où l’histoire familiale et les réminiscences personnelles passent par des images de choses évanouies, avec le regret, le rejet ou l’ironie dont le recul dans le temps les a teintées.
En dix-neuf chapitres, Denitza Bantcheva évoque avec tendresse, et liquide avec humour, son histoire intime dans une gamme qui va de l’élégie à la satire en passant par le poème en prose métaphysique.
De la pitié pour les chaussures à la haine des parapluies, des boutons de manteaux à la gamme des rouges à lèvres, d’un fabuleux sac jaune au goût des cigarettes, elle tente une nouvelle fois, en écrivant, de conjurer la perte. Ce qu’elle avait commencé de faire avec l’émouvant portrait de sa mère, Visions d’elle, paru en 2021 aux éditions do.
< Extrait >
Et j’arborai, ivre de bonheur, à douze ans, un sac de dame jaune vif, comme jamais personne n’en avait vu promener dans cette ville. Ce fut du temps où je découvris que l’amour pouvait vous faire cesser de regretter d’être née, où j’écrivis plusieurs poèmes par jour, me mis à peindre, à faire de la musique et même des chorégraphies (tout en restant incapable de danser), sans compter les pièces de théâtre, les scénarios, les happenings — bref, tout le foisonnement protéiforme que l’élan d’énergie vitale (de la Volonté, dirait Schopenhauer) peut produire chez les prédisposés. Et le sac jaune accompagnait tout cela, avec sa suave, béate et provocante couleur d’objet ambulant non-identifié, radicalement inassimilable à l’étouffante grisaille alentour.
J’allai jusqu’à le porter à la campagne, dans le trou le plus perdu qui se puisse concevoir, un village dont le nom signifiait à peu près « Chez-les- Sauvages », où il provoqua curieusement moins d’ahurissement que dans la capitale, peut-être parce que j’y paraissais tout entière exotique à un degré si poussé qu’un sac jaune de plus ou de moins, ça revenait au même, ou ça devait faire logiquement partie du plumage d’une telle bête.
Le Matricule des anges Eric Dussert
Où les choses prennent de l’importance
Ce livre peut être vu comme un second volet de Visions d’elle, dans la mesure où la mère et les grands-parents de l’auteure font ici aussi par­tie des per­son­nages. En revanche, la forme est radi­ca­le­ment dif­fé­rente et les redites ont été évi­tées au pos­sible. Là où Visions d’elle se pré­sen­tait comme un récit docu­men­taire à l’écriture dépouillée, Objets per­dus consiste en dix-neuf cha­pitres thé­ma­tiques cor­res­pon­dant cha­cun à un objet ou à une caté­go­rie d’objets. Ils ont pour point com­mun une écri­ture bien enle­vée et qui varie d’un cha­pitre à l’autre, si bien que le livre aurait pu faire pen­ser aux Exer­cices de style de Ray­mond Que­neau, si son contenu n’était pas dénué d’intérêt propre.
Les choses évo­quées relèvent toutes de l’héritage fami­lial. Cer­taines sus­citent la nos­tal­gie, d’autres l’antipathie, voire la révul­sion. Elles sont décrites dans le contexte d’épisodes du passé plus ou moins récents et par­fois de fan­tasmes plai­sants ou déplai­sants, dont quelques-uns fran­che­ment cocasses. Le ton passe par­fois, à l’intérieur d’un seul cha­pitre, voire d’une seule phrase, de l’hilarant au poi­gnant. (…) Les chan­ge­ments conti­nuels de registre sont l’une des qua­li­tés les plus frap­pantes de l’écriture de ce livre, créant sans cesse des effets de sur­prise ou de sus­pense. (…)
À titre d’exemple, sans trop déflo­rer le sujet, « Gants » part de la petite enfance pour pro­duire des effets de rac­cour­cis inso­lites qui vont jusqu’à l’âge adulte. « Ski, porte-mine, rats » regorge de sur­prises et ne laisse sai­sir qu’à la toute fin la logique selon laquelle les choses nom­mées se com­binent, tan­dis que « Rat exem­plaire authen­tique », qui semble a priori n’avoir rien à faire dans la caté­go­rie des objets per­dus, s’avère lié à eux d’une façon impré­vi­sible et directe autant que sym­bo­lique.
Tant et d’autres cha­pitres vous feront faire l’inventaire des plus savou­reux, car « Aucune chose dépour­vue d’histoire n’a d’intérêt ni de valeur, si ce n’est grâce au rêve dont elle a fait l’objet. » (p. 21)
Nul besoin d’avoir lu Visions d’elle pour appré­cier ce livre, à recom­man­der à tous les fins lettrés.
lelitteraire.com Agathe de Lastyns
NOVO juin – septembre 2024