Et j’arborai, ivre de bonheur, à douze ans, un sac de dame jaune vif, comme jamais personne n’en avait vu promener dans cette ville. Ce fut du temps où je découvris que l’amour pouvait vous faire cesser de regretter d’être née, où j’écrivis plusieurs poèmes par jour, me mis à peindre, à faire de la musique et même des chorégraphies (tout en restant incapable de danser), sans compter les pièces de théâtre, les scénarios, les happenings — bref, tout le foisonnement protéiforme que l’élan d’énergie vitale (de la Volonté, dirait Schopenhauer) peut produire chez les prédisposés. Et le sac jaune accompagnait tout cela, avec sa suave, béate et provocante couleur d’objet ambulant non-identifié, radicalement inassimilable à l’étouffante grisaille alentour.
J’allai jusqu’à le porter à la campagne, dans le trou le plus perdu qui se puisse concevoir, un village dont le nom signifiait à peu près « Chez-les- Sauvages », où il provoqua curieusement moins d’ahurissement que dans la capitale, peut-être parce que j’y paraissais tout entière exotique à un degré si poussé qu’un sac jaune de plus ou de moins, ça revenait au même, ou ça devait faire logiquement partie du plumage d’une telle bête.
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Objets perdus m’a profondément touché par tout ce que Denitza Bantcheva y livre encore sur sa mère disparue : sa vie volée, leur histoire, leur connivence, le papillonnement d’âme dans chaque chose que sa fille conserve d’elle.
Il m’a remué dans toutes les zones sensibles où me hante (bien vainement) cette question des traces que laisse ou non tout être humain en dehors de ses os ou de ses cendres.
Je ne parle pas des monuments, des œuvres d’art (d’ailleurs sans cesse à restaurer, à protéger de l’altération naturelle, des guerres, des fanatismes), ni même des livres (et je crois sincèrement que quelques-uns des ouvrages de Bantcheva – la postérité soit-elle une drôle de sphinge – sauront trouver un chemin de contrebande jusqu’aux rebelles du futur pour qui la littérature sera redevenue – qui sait ? – cri de ralliement et de reconnaissance. Tout n’est-il pas cyclique et éternel recyclage ?)
Je veux parler d’autres traces, indéfinissables, si insaisissables même qu’elles sont sans doute chimériques. De qui, de quoi prenons-nous le relais éphémère ? Que transmettons-nous ? Et que subsistera-t-il de nos sociétés numériques et virtuelles dopées à l’IA ? Bien malin qui saurait le dire. (Denitza banderille volontiers notre temps qu’elle taxe d’« ère analphabète » ou d’« époque d’éphémère » et dont elle qualifie l’emblème –l’ordinateur – d’« invinciblement stupide comme il se doit pour l’intelligence artificielle » et de « vague machin sans souvenir susceptible de se fixer » ; un objet qu’on ne peut (comme autrefois les machines à écrire) « transmettre à la génération suivante » car « ça se périme si vite que c’en est quasi abstrait ». Stupide engin, dit-elle, car après deux cours qu’elle donna vainement à sa mère à un an d’intervalle pour l’aider à se mettre à l’informatique – le petit texte qui reste d’elle est si poignant avec le recul – et après la survenue de sa mort soudaine, l’ordinateur « apparaît comme un machin qui attend que [sa] mère s’y remette (…), alors que tous les objets qui furent familiers à Annie ont su comprendre dès sa disparition qu’ils ne la retrouveraient plus, ce qui se lisait sur leurs physionomies quand [Denitza] les revi[t] ». Dans le chapitre sur les cigarettes, si contraire aux propos usuels sur le sujet, si corrosif et drôle mais aussi émouvant, elle confie même : « Je regrette (fréquemment) d’avoir vécu jusqu’à l’époque où non seulement les gens admirables se raréfient autour de moi, mais la plupart de ceux qui restent ne fument plus. »
Pour conjurer les questions vertigineuses des traces laissées ou non dont je parlais (et dont on peut se soucier comme un poisson d’une pomme, affaire de tempérament), nous avons évidemment la ressource du seul remède dont le dépassement des doses est permis et même recommandé : l’humour, susceptible d’être corsé d’ironie et d’autodérision. L’auteure ne s’en prive pas dans ce livre, d’autant plus savoureux. Car il m’a réjoui autant qu’ému, c’est tout le paradoxe et le mystère de la littérature (comprenne qui pourra). Le style du livre, tantôt poétique, tantôt cocasse, parfois les deux ensemble, son refus du pathos et des conventions pour parler de choses graves comme une mort brutale, un deuil ou une dictature, sont une prouesse. Mais cela n’exclut pas que s’y glissent également quelques lignes poignantes.
Je trouve que ce second volume du diptyque formé par Visions d’elle et Objets perdus (un dyptique en « DO » majeur !) complète à merveille le premier, en offre une variation sous une forme et un angle différents que favorise l’approche poétique, avec sa liberté, ses détours, ses flashes, ses surgissements de mémoire impossibles autrement : ce sont d’autres visions d’elle grâce à eux (les objets perdus). L’apparente modestie du livre (en regard du baroquisme et de la complexité de La Traversée des Alpes) ne l’empêche pas de compter, subtil et proustien, parmi les plus beaux de Bantcheva. J’ai parlé de diptyque, mais à vrai dire, il me semble que La Traversée des Alpes, Visions d’elle et Objets perdus forment une trilogie dont chaque volume adopte une forme différente.
J’ai qualifié ce livre de « proustien » car j’ai ressenti dès le début en le lisant la présence de cet ange tutélaire, bien avant de rencontrer son nom dans le texte et bien au-delà de la simple évidence de l’adjectif du titre et d’un retour sur le passé. La première confirmation est venue page 20, où Denitza écrit à propos de la « maison natale » : « Rien n’y manquait, c’est sans doute pour cela qu’il fallut que je la perde (comme il en va des paradis) », une manière de clin d’œil à l’aphorisme : « Les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus. » Je m’attendais donc à tomber sur le nom de l’écrivain au détour d’une page et j’ai trouvé tout naturel de voir attribuer à une vendeuse de Pavie « cette courtoisie aristocratique consistant à souligner sa largesse par la vivacité de ses protestations face aux remerciements, relevée par Proust. » Un peu plus loin dans le même chapitre vient « une nouvelle digression proustienne », occasion longtemps guettée de « caser une découverte métaphysique » – comme l’auteure le formule plaisamment – qui a déjà été résumée dans un roman (sans doute La Traversée des Alpes) mais qui sera exposée plus longuement ici où elle est non seulement en harmonie avec le reste mais dont elle constitue, à mon sens, un sommet.
Alors que la narratrice circule en tramway dans Milan, embarrassée d’un grand parapluie aux couleurs voyantes que la vendeuse de Pavie déjà citée a cru bon de lui offrir, la voilà happée par un vrai « miracle » : le marché de la ville lui saute aux yeux à travers la vitre (sans doute celui de Viale Papiniano) et il coïncide tellement avec celui de son enfance, le marché du Mur romain du quartier de Lozenets à Sofia, qu’il y ramène Denitza, « l’espace d’un battement de cils », à l’âge de six ou sept ans (un tram aussi la menait à Lozenets). Elle s’empresse de descendre dès que possible pour rejoindre le théâtre de ce tour de magie. Elle déambule et mange des figues pour cumuler les plaisirs. Elle a le sentiment qu’il s’agit bien du marché de son enfance mais… amélioré ! Aussi peut-elle ressentir cette sensation incroyable : « Je venais d’acquérir une enfance délectable entièrement vécue à Milan, et dont il me restait un seul souvenir. » Et d’insister sur le rôle essentiel joué, dans cette séduction du temps retrouvé, par la différence qualitative du marché de Milan et par « l’effet de perspective issu du tram ». Mais elle n’est pas au bout de son « extase ». Le parapluie encombrant entre en scène à son tour (c’est une sorte de fil rouge depuis la vendeuse de Pavie et le chapitre s’intitule quand même « Parapluies »). Un paysan italien lui lance : « Mais ce qu’il est beau, votre parapluie ! Vous venez me le montrer ? » Et elle se souvient que quelqu’un lui avait fait la même remarque au marché de Sofia quand elle était petite (mais avec le tutoiement d’usage d’adulte à enfant) et qu’elle portait un parapluie aussi haut qu’elle. Ensuite, en explorant les parages du marché de Milan pour mieux découvrir sa « ville natale », Denitza tombe sur le modeste Mur romain qui donne son nom au marché de Sofia, sauf qu’amélioration milanaise oblige et comme cela serait arrivé dans un conte fantastique, il a « poussé et embelli » car il est devenu… un arc de triomphe ! Sans doute s’agit-il de l’Arc de la Paix, de style néoclassique, édifié place du Simplon à Milan dans les premières décennies du XIXe siècle et pas très loin du marché de Viale Papiniano. La relation de cette expérience – l’un de ces « fragments d’existence soustraits au temps » si chers à Proust – compte parmi les plus belles lignes lues sous sa plume. Je trouve savoureuses les conséquences historiques que Denitza en tire et irrésistible l’humour de sa recommandation : « N’oubliez pas d’emporter votre parapluie en partant. »
Les deux chapitres intitulés « Sucre, sel, farine, cannelle… » m’apparaissent comme d’autres points culminants. Quelle belle idée de présenter le premier à mi-parcours du livre comme un début de feuilleton à suivre et de conclure l’œuvre en beauté par le second livrant la clé de l’énigme ! Ce que je trouve étonnant, c’est tout ce que l’auteure parvient à y exprimer, à y déduire, à y entre-tisser à partir d’un simple objet ménager courant de l’ère communiste bulgare – une étagère à trois tablettes supportant une douzaine de boîtes d’épices – que son grand-père a nommé une fois pour toutes « le rangement », que sa grand-mère vénère mais que sa mère surnomme « l’horreur » : Denitza y évoque son goût précoce de combiner des mots dans une visée esthétique et rythmique, un sens du défi consistant à transformer le plomb en or, c’est-à-dire à « muer en poème » la disgrâce des lettres avec lesquelles sont inscrits les noms des épices, leur « police inappropriée » et « sinistre » apte à figurer – elle le réalisera plus tard – une sorte d’«emblème du Régime communiste » ; elle évoque aussi dans ces chapitres l’origine paysanne pauvre de ses grands-parents, leur asservissement au régime qui les a dupés et d’autres traits de leur caractère que ceux qui sont déjà dévoilés dans La Traversée des Alpes ; elle parle de la complicité qui la lie encore à son amie d’enfance Dima et d’une sorte de « veillée d’outremonde » avec elle, une scène magnifique, suivie de la révélation surprenante de sa tante Mimi sur l’origine de la forme des boîtes du rangement, ces tours médiévales dites de « Grand-mère Vida », qui symbolisent une résistance que récupère et s’approprie le régime. Je trouve très émouvante aussi la scène de la boîte de laurier que la narratrice décide de garder (en se promettant de la garnir) comme un « modeste monument » à la gloire de sa grand-mère et à la sienne. Le peintre qui reçoit du laurier par la poste et en pleure de déception, c’est peut-être Nicolas de Staël ? Il me semble avoir lu cette anecdote il y a longtemps dans une biographie intitulée Le Prince foudroyé, mais peut-être est-ce que je me trompe…
La définition de la littérature qui conclut le livre est superbe. On ne saurait mieux dire. Et le titre alternatif « (À quelque chose) » s’éclaire alors (car je ne l’avais pas vraiment compris avant de lire le livre).
Je voudrais dire encore que j’ai aimé l’évocation du rouge à lèvres (qui prime « le petit-déjeuner » et qui rejoint le chapitre des cigarettes dans l’affirmation d’une personnalité), que j’ai adoré le chapitre sur la vaisselle et son principe de l’usage de beaux objets uniques dépareillés (conséquence directe d’une indignation de l’enfance, outre du peu de place et de moyens dont l’adulte dispose), que le « roman » du sac jaune et la recherche du parfum de l’amant m’ont beaucoup plu et que j’ai été très ému par l’épisode du manteau de fourrure d’Annie…
J’ai l’impression de n’avoir presque rien dit, d’avoir trop « énuméré ». Ce n’est qu’une suite de notes un peu décousues mais qui se veulent au plus près de ce que j’ai ressenti en lisant Objets perdus.
L’idée seule d’objets perdus et laissés après la mort de quelqu’un me ramenait souvent à un livre formidable lu il y a pas mal de temps, Le Rastro (nom du marché aux puces de Madrid) de l’écrivain espagnol Ramón Gomez de la Serna dont Valery Larbaud a traduit et présenté une anthologie dès 1923 (il le tenait pour l’un des grands écrivains de l’époque avec Proust et Joyce). Aussi en ai-je relu certaines pages et voici un passage en convergence relative avec la vision qu’en offre Objets perdus :
« Parapluies aux amples serpillières, comme des jupes bleues de campagnardes, de péquenaudes… Parapluies comme des séminaristes… […] Parapluies cassés, devenus épouvantails, véritables brise-tout de carnaval, véritables chiffonnières, véritables pauvres demandant l’aumône dans leur misère extrême, leur fausse identité soutenue par des cordelettes et autres postiches, la jupe leur tombant en lambeaux… Parapluies à la toile et aux baleines retournées comme par une tempête, et d’autres, démontés, hérissés, comme s’ils avaient servi à ramoner… Parapluies sans toile, dans cette attitude désolée, grotesque et déplumée, de squelettes d’oiseaux, de squelettes subtils de chauves-souris, fines, grandes et pointues comme de macabres ornements de sorcières… Oh ! désolation, faiblesse, défaite, absurdité, inélégance d’un parapluie au baleinage dénudé, absence de sexe. Car était-il ombrelle ou parapluie ?… Oh ! Tragi-comédie. »
Philippe C.
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